Paris quand même

Depuis plusieurs mois, maintenant, parce que j’ai changé de région et que mon trajet pour rejoindre ma gare de départ a changé et s’est considérablement allongé, en sortant de réunion je traverse régulièrement Paris à pied, du nord au sud. Je parcours ainsi des quartiers que je connaissais peu et dont la découverte renouvelée m’enchante à chaque fois. Un des moments privilégiés reste le franchissement de la Seine, qui ouvre tout à coup des perspectives immenses et permet de prendre, au vol, le souffle d’air frais qui accompagne le flux des eaux grises roulant vers l’ouest.

L’autre jour, de passage à Auxerre, je tombe sur le (dernier et toujours remarquable) petit livre de Jean-Christophe Bailly, Paris quand même. Voici l’une des dernières pages, un programme pour préserver ce qui unit.

Le concept de ville ouverte a d’abord eu, on le sait, une signification précise liée à la guerre, mais je crois qu’on peut l’étendre au-delà, pour donner forme à travers lui à l’idée d’une ville allant à la rencontre de ce qui l’entoure, y cherchant, au lieu de s’en protéger, les ferments de son propre développement et de sa propre invention. Les époques ne se sauvent pas que par un rêve ou une projection qui les envoie au-delà de leurs limites. Certains peuvent bien rêver de faire de Paris une ville olympique ou une variante chic et patrimoniale de cette utopie sans pensée qu’est la smart city, mais il y aurait davantage de consistance à vouloir quelque chose de plus ambitieux qu’un mixte de trophées, de parures et de performances. Un grand chantier, oui, mais fait de l’activité presque imperceptible de mille et un chantiers allant de l’immeuble et du petit délaissé d’angle jusqu’au grand parc en passant par quantité de rues retrouvées ou réinventées, de places refaites et de rues dégagées, par des chicanes et des accords, des terrasses et des bassins, le jeu du « végétal irrégulier » réintroduit non pas en catimini mais pour de vrai, avec des accents de friche revisitée, de forêt latente et de jardins ouvriers repensés. Avec entre eux, parmi eux, des activités revenues, extraites de leurs « zones d’activité » pour reformer des ateliers, avec des trouvailles liées au réemploi des matériaux et des formes, avec des appels d’air et des condensations, et tout cela dans l’idée, non d’un phalanstère monumental, mais d’une dissémination heureuse à l’issue de laquelle on pourrait dire qu’enfin les noces de Paris et de la modernité architecturale ont eu lieu, tout autrement que dans le sens d’une refonte destructrice ou d’un concours international de bâtiments-symboles.

Faire danser les mots

La plus juste parole n’est surtout pas celle qui prétend « dire toujours la vérité ». Il ne s’agit même pas de la « mi-dire », cette vérité, en se réglant théoriquement sur le manque structurel dont les mots, par la force des choses, sont marqués. Il s’agit de l’accentuer. De l’éclairer – fugitivement, lacunairement – par instants de risque, décisions sur fond d’indécisions. de lui donner de l’air et du geste. Puis, de laisser sa place nécessaire à l’ombre qui se referme, au fond qui se retourne, à l’indécision qui est encore une décision de l’air. C’est donc une question, une pratique de rythme: souffle, geste, musicalité. C’est donc une respiration. Accentuer les mots pour faire danser les manques et leur donner puissance, consistance de milieu en mouvement. Accentuer les manques pour faire danser les mots et leur donner puissance, consistance de corps en mouvement.

Georges Didi-Huberman, Gestes d’air et de pierre, p.9

Le regard-plume

Je termine 1797. Pour une histoire météore de Anouchka Vasak. Un objet délectable, aux éditions Anamosa – dont on ne peut que recommander le catalogue. En exergue de sa Conclusion, elle insère une superbe citation de Peter Handke (Les Innocents, moi et l’inconnue au bord de la route départementale).

Handke, dans sa propre traduction en français, conserve les mots et les locutions de l’allemand. Les voici – avec le plaisir de ressentir presque physiquement à l’énoncé, la finesse synthétique et tellement évidente de la langue allemande.

Tellement qu’on est près d’oublier – mais elle revient en force dès la fin de la lecture – l’extraordinaire poésie de cette liste de consignes pour observer les oiseaux !

MOI
Qu’est-ce qui est essentiel pour observer les oiseaux ?

L’INCONNUE
Le regard inné pour tout ce qui est dru – für alles was Flügge ist. Le regard-éventail. Der Fächerblick. Le regard-bordure. Der Säumblick. Le regard-bourrasque. Der Windwellenblick. Et avant tout, le regard-plume. Le regard pour tout ce qui est emplumé. Der Gefiederblick.

Prendre conscience de l’obscurité

Valeria Luiselli a écrit le très beau Lost Children Archive, traduit en français par Nicolas Richard sous le titre Archives des enfants perdus (Éditions de l’Olivier, 2019). J’y trouve, page 88, cette intuition de ce que peut représenter la lecture, de ce qu’elle a représenté et représente encore souvent pour moi.

(…) quand j’ai lu Sontag pour la première fois, tout comme la première fois que j’ai lu Hannah Arendt, Emily Dickinson et Pascal, je n’ai cessé d’avoir des ravissements soudains, subtils, voire microchimiques – de petites lumières clignotant en profondeur à l’intérieur du tissu cérébral – que certaines personnes éprouvent quand elles retrouvent finalement les mots pour désigner un sentiment très simple et pourtant jusqu’alors tout à fait indescriptible. Lorsque les mots de quelqu’un d’autre pénètrent comme cela dans votre conscience, ils deviennent de petites balises conceptuelles. Ils n’illuminent pas nécessairement. Une allumette craquée dans un couloir sombre, l’extrémité d’une cigarette fumée au lit à minuit, les braises d’un feu à l’agonie dans la cheminée: rien de tout cela n’a en soi suffisamment de lumière pour révéler quoi que ce soit. Les mots de quiconque non plus. Mais parfois, une lueur peut vous faire prendre conscience de l’obscurité, de l’espace inconnu qui l’entoure, de l’énorme ignorance qui enveloppe tout ce que nous croyons savoir. Et le fait d’en prendre conscience, et le fait de reconnaître la présence de l’obscurité importe davantage que toute la connaissance factuelle que nous pouvons accumuler.